QUI DORT, JÉSUS OU NOUS ?
D’abord, de quel Jésus s’agit-il : du Jésus archi divin exalté par la religion ou du Jésus archi humain assassiné par la religion?
Une nuit d’encre. Il fait tempête. Fonce sur nous un tsunami-monstre. Tous les sacs de sable du monde ne peuvent l’arrêter. Pendant que notre bateau coule, Jésus dort. Du ventre des disciples jaillit un cri: «Jésus, réveille-toi, nous périssons!»
Mais qui dort ? Est-ce bien le Jésus en chair et en os qui, durant les trois dernières années de sa vie, s'est battu sans relâche contre les dinosaures de son peuple? Est-ce le Jésus qui ne cessait de bouger, brisait les moules, tenait tête à ses nombreux adversaires ? Absolument pas, car ce Jésus-là, la religion elle-même l’a rapidement enlevé de son chemin et remisé « au plus haut des cieux ». Ce Jésus au pied duquel nous ronronnons habituellement n’est pas le Jésus qui remet en question « l’ordre établi » et fait trembler notre religion tranquille. Ce n’est pas le Jésus qui réveille, mais un Jésus statufié vivant, placé très haut dans les nuages, comme un simple idéal de consensus et de paix pour notre monde impur et troublé.
Le vrai Jésus, le Jésus remuant et contestataire, la religion l’enferme à double tour dans des tabernacles et des ostensoirs dorés. Chaque jour, face à des rangées de bancs vides, elle s’applique religieusement à l’envelopper dans le linceul d’homélies dégoulinantes d’orthodoxie, pendant que quelques vieillards malentendants somnolent en surveillant leur montre. Tant et si bien que, par je ne sais quelle peur de lui déplaire, on ne se rend pas compte que ce n’est pas lui qui dort, mais nous.
Car le vrai Jésus ne dort pas ni n’endort personne, lui qui, pendant son bref temps de prophétisme, n’a cessé d’en découdre avec les autorités religieuses de son peuple. Est-ce que ce fier Galiléen, modèle indiscutable de miséricorde, de patience et de tolérance, ne fut pas aussi un remarquable bagarreur ? Lui, supposément si obéissant, est-ce qu’il n’a pas tenu tête de façon systématique aux représentants de Dieu sur terre ? Sinon, pourquoi ces derniers l’ont-ils constamment traqué comme un délinquant, et pourquoi les Grands Prêtres, hommes probablement de bonne foi plus qu’on s’est imaginé, oui, pourquoi l’ont-ils fait assassiner ?
À mon avis, ils l’ont tué parce qu’il était LIBRE. Sa liberté faisait peur. Elle remettait tout en question. Elle ébranlait les colonnes du Temple. Faisait vaciller les piliers de l’institution religieuse. Elle faisait trembler les hiérarchies. Elle secouait les endormis. Réveillait les consciences. Ouvrait les yeux, déliait les langues, mettait en marche le peuple des paralysés.
Or, ce Jésus qui réveillait les morts, la religion chrétienne elle-même qui, pendant un certain temps, l’avait suivi héroïquement sur ce terrain brûlant, a été prise de peur à son tour et a fini par le déserter. Pour « sauver » son institution qui était confrontée comme toujours aux pires menaces, elle s’est raidie. Elle décida de prendre les choses en mains. Elle se cuirassa de lois et de commandements et elle centra le pouvoir en une seule personne qu’elle entoura d’une garde d’inconditionnels. Elle serra la vis à tout le monde, bâillonna les voix discordantes, se débarrassa des dissidents. Le mot d’ordre était : « UNITÉ !».
On n’en avait que pour l’unité: un seul Dieu, un seul Chef, une seule pensée, un seul cœur, un seul corps, un seul enseignement. Entre temps, celui qui n’avait toujours été que le charpentier de Nazareth, devenait tout d’un coup le Seigneur des Seigneurs avec mission de maintenir cette armature unitaire avec amour et compassion, certes, mais aussi avec une main de fer conformément à la loi du Dieu Très-Haut, garant absolu de stabilité, d’ordre et de morale. Bref, beaucoup d’unité et de discipline. De liberté, rien. Ou à peu près rien.
Pendant ce temps, l’église, c’est-à-dire l’humble « rassemblement » des disciples qui cheminaient plus ou moins péniblement parmi les nations, cette église qui ne devait être qu’un simple levain dans la pâte, devenait à son tour une sorte d’état dans l’état, souvent même, au-dessus des états. Jésus n’était plus Jésus, il était maintenant le Christ-Seigneur au bras levé. Lui, le simple ami des pêcheurs de Galilée, s’était métamorphosé en Roi de l’Univers. Du Jésus qui lavait les pieds rugueux de ses compagnons de route, il ne restait rien, sauf le doux lavement de pieds prélavés et parfumés des enfants de chœur du jeudi-saint.
Le Jésus qui désobéissait aux autorités sacrées de son peuple, le Jésus hypercritique de l’infaillibilité des maîtres de la religion, ce Jésus libre était devenu embarrassant et franchement insupportable. Alors, la religion corrigea les choses. Elle récupéra ce Jésus si franc, si clairvoyant, si juste, si peu élitiste, si déplaisant pour les bourgeois, si remuant pour les pacifistes et tellement peu buvable pour les dévots. Elle le détourna pour en faire le grand policier d’un nouvel ordre des choses sur lequel elle s’appliqua à construire un empire, tandis qu’au ras des pâquerettes, elle le contournait cavalièrement, ou simplement l’ignorait. Ce Jésus-là, elle l’anesthésia et le plongea dans un sommeil éternel. Une fois tué et enterré, elle se garda bien de le ressusciter.
Ce Jésus, cependant, qui n’avait pourtant rien d’un anarchiste ni d’un terroriste, ni d’un fanatique ni d’un va-t-en guerre, ce Jésus au cœur bon et à l’esprit libre n’a pas jeté la serviette. Grâce à son « évangile » (qu’on réussit désormais à reconstituer de façon plus juste en l’exhumant de montagnes de catéchismes, de dogmes et de thèses savantes), ce Jésus-là est bel et bien vivant, et il revient vers nous. Débarrassé de tous les déguisements dont on l’a affublé, il redevient l’un de nous. Il ne dort pas lui qui demande à ses compagnons de route de garder les yeux bien ouverts et de marcher à ses côtés. Il marche et reste avec nous « jusqu’à la fin du monde », étroitement rivé à notre Terre, « in-carné » en nous, chevillé à notre chair et à nos os, à notre cœur et à notre destin. Il n’a plus le visage rosé de nos images de première communion, ni le masque hiératique des étendards impériaux de nos braves zouaves pontificaux. Il nous ressemble vraiment. Il est l’un de nous.
Ce Jésus-là, je le revendique humblement. Et je pousse vers lui ce cri du cœur :
« Jésus, homme d’audace et de passion, sors des limbes auxquelles nous t’avons condamné! Sors du plâtre, des ostensoirs, des hosties et des auréoles dans lesquels nous t’avons enfermé ; sors des majestueuses icônes dans lesquelles nous te tenons congelé ! Libère-nous de tous ces signes bénis qui furent certainement utiles et plus que respectables au temps où nous commencions à ouvrir les yeux et à faire nos premiers pas avec toi; aujourd’hui ces signes, étroitement liés au monde féodal, à la monarchie et à la gloire des empires, non seulement ne nous parlent presque plus, mais font tristement obstacle à ta bonne nouvelle! »
Ici, j’ouvre une parenthèse. N’allons pas croire que le monde moderne n’a pas soif de vérité. Il la cherche peut-être plus que jamais. Pour moi, le problème n’est pas là. Je le vois plutôt du côté de la vérité elle-même qui ne parle plus la langue des temps passés. Ses signes sont nouveaux et sont à découvrir dans les fulgurantes découvertes de notre époque. Celles-ci nous en livrent des quantités vertigineuses. La propre langue de Dieu, par exemple, son cœur et l’âme de l’évangile se reflètent, en effet, de façon infiniment plus pure dans la fission de l’atome et la lumière des lasers que dans tous nos plus précieux symboles liturgiques mis ensemble. Pouvons- nous vraiment saisir et exprimer quelque chose de la puissance créatrice de la Parole de Dieu sans oser évoquer ce que l’on sait du Big Bang ? Pouvons-nous nous référer au besoin vital de communion entre les humains sans reconnaître - tout en tenant compte de leurs sombres ambigüités - que l’internet, le téléphone intelligent, les medias sociaux et l’intelligence artificielle, en sont des signes extrêmement vivants?... En une fraction de seconde, la magie des ondes électroniques nous entraîne loin autour du monde et nous brimbale entre passé et avenir ; à la vitesse de la lumière elle nous transporte dans les coins les plus obscurs de notre réalité physique et psychique, même au cœur de l’atome et jusqu’aux quasars infiniment brillants des constellations les plus lointaines : devant une telle profusion de puissance, comment ne pas rester muets d’admiration et ne pas voir, à la manière d’Isaïe, « la traîne du manteau de Dieu » remplissant le grand temple de l’Univers ? (Isaïe 6, 1). Regardons seulement dans nos temps modernes l’éclatement de la musique, de la danse, de la peinture, de l’architecture et de tous les arts : est-ce qu’une telle explosion des standards les plus sacrés de la beauté ne serait qu’un signe de décadence et de retour au chaos ? Pourquoi ne serait-ce pas plutôt un signe de renaissance ?
Tout ce monde en ébullition qui nous fait entrevoir ici et là des merveilles insoupçonnées, nous montre des fragments de la vérité, de la beauté et de la puissance du divin en pleine action dans l’humain et dans la matière elle-même. Pourquoi ne verrions-nous pas dans la science et la technologie qui, tous les jours, repoussent les frontières du possible, ainsi que dans les grands bouleversements et les étonnantes découvertes des temps présents, les miracles grandioses qui se produisent pour notre époque et ne cesseront de se multiplier en nombre et en splendeur jusqu’à la fin des temps ? Pourquoi ne sentirions-nous pas monter des profondeurs de notre conscience d’humains la voix de Jésus, le prophète, qui proclame : « Levez la tête, ouvrez les yeux, ouvrez votre esprit, votre cœur et vos bras : Dieu est là! »
Jamais les grains de moutarde de l’évangile ne cesseront de nous interpeler, mais pourquoi nierions-nous qu’ils sont désormais en passe de se transformer en étoiles géantes ? Ouvrons les yeux et regardons l’odyssée de millions d’immigrants qui déferlent aux frontières des pays riches, comment ne pas voir en ce phénomène la montée héroïque et redoutable des pauvres, des méprisés, des exploités ou des ignorés qui, des quatre coins de la Terre, prennent d’assaut la place qui leur revient sous le soleil? Le monde n’est-il pas en train de se dévoiler brillamment à nos yeux comme un gigantesque buisson ardent à échelle cosmique ?... À nous d’apprivoiser et de maîtriser la novlangue des temps nouveaux, ses rythmes, ses mots, ses signes, ses codes, ses tons, ses différentes sonorités et l’éblouissante palette de ses couleurs.
Je reprends mon cri : «Jésus, homme d’audace et de passion, que ton ange au charbon ardent vienne cautériser notre façon ancienne de penser et de parler. Qu’il prenne aussi nos flamboyants costumes de Ku Klux Klan, nos aubes, nos chasubles, nos mitres et nos précieux ceinturons rouges, qu’il les plie et les range dans le coin des bandelettes de ta résurrection ! Nous les remercions pour services rendus, ils peuvent maintenant prendre leur repos. Mais toi qui es vivant et libre comme l’air, fais sauter les scellés du sarcophage d’or dans lequel on a voulu te momifier pour mieux te conserver. Arrache-toi à nos barbelés de cristal et à nos nuages d’encens qui font écran à la lumière! Sors-nous de notre pieuse torpeur ! Réveille-nous ! »
« Désempêtre-nous de notre glaise dévote ! Sauve-nous de notre religion trop respectueuse, trop feutrée, trop empesée, trop aseptisée, trop prudente, trop pleutre, trop bourgeoise, trop sérieuse et trop peu joyeuse ! Éloigne-nous de nos cantiques si peu mordants, souvent si romantiques, toujours édifiants, mais parfois si tristes et culpabilisants ! Sauve-nous de l’opium parfumé, non de toute liturgie ou de toute structure, mais de toute liturgie, de toute théologie et de toute structure qui usurpent la place de l’Évangile ! »
« Sauve-nous de notre inconscience et de notre béate autosatisfaction! Délivre-nous de tout mal, surtout de ces murailles religieuses qui étouffent ton évangile. Sauve-nous de nous-mêmes ! Tu ne nous imbiberas jamais trop de ta miséricorde, de ta tendresse et de ta sagesse, mais, pour l’amour du ciel, branche-nous aussi à ton audace, à tes effronteries, à tes colères contre tous nos instincts de domination ou de soumission, ainsi que contre le serpent qui nous assure que notre religion a le monopole de la vérité. Contamine-nous par ta foi en un Dieu, non pas de lois, de sacrifices et de mort, mais de vie, d’évolution et de libération. Stimule-nous par la foi incroyable que tu as en nous ! Contamine-nous par ta créativité débordante, ta largeur de vue, ta vivacité d’esprit, ton humour, ta liberté et ta joie ! »
« Branche-nous au dynamisme fabuleux de ta bonne nouvelle. Certes, elle est paix, mais elle est épée aussi. Épée qui tient à la gorge, non pas nos libertés, mais nos oppressions. Épée qui, loin d’étouffer la vie en nous, la débloque dans sa marche en avant vers une humanité plus juste, plus entière, plus profonde, plus épanouie et plus réelle. »
« Jésus, ce n’est pas toi qui dors, mais nous… Toi, homme d’audace et de passion, homme de soleil et de résurrection, réveille-nous à nous-mêmes ! Réveille-nous à-ce-que-nous-sommes-au-plus-profond-de-notre-être. Car par toi nous avons appris que nous ne sommes pas des mort-nés, mais, en vérité, des fils et des filles de Celui que tu nous as appris à appeler « Abba ». Il est aussi l’Abba de tous les humains, bons ou mauvais, non en raison des mérites de quiconque, mais par pure Grâce, c’est-à-dire par le Don absolument gratuit de son amour qui n’a pas de fin. »
Eloy Roy
Février 2024